Voici six autres témoignages de personnes ayant vécu la période de mai 68
-un tout jeune ouvrier
-une comédienne
-une lycéenne
-un ouvrier qualifié
-une fille de fermier
-un apprenti dans une imprimerie
MAI 68 à SAINT CHAMOND
André, ouvrier à la Compagnie des ateliers et forges de la Loire (CAFL), à Saint-Chamond (Loire)
Le début de la vie d’ouvrier
Comme 150 autres jeunes, j’ai été embauché en septembre 1967, à l'âge de 18 ans, à la CAFL en sortant du collège d'enseignement technique avec un CAP de mécanique générale (tourneur, fraiseur, ajusteur). L’usine, dont la partie principale était au cœur de la ville, avait un effectif de 3 500 travailleurs qui fabriquaient de l’armement, mais aussi du gros matériel pour la sidérurgie, les barrages, le nucléaire, la pétrochimie, les travaux publics. Il y avait des ateliers de mécanique (usinage et montage), de grosse chaudronnerie, une fonderie.
Au mois d’octobre 1967, j'ai été envoyé au centre de formation de la boîte pour compléter la formation du CET, avant d’aller à la production.
Un jour, les délégués sont venus au centre de formation pour nous faire débrayer et nous sommes allés au rassemblement, devant le bâtiment de la direction. C’était une marée d’hommes en "bleus de travail", souvent avec des bérets. Les esprits se sont échauffés et des pierres ont volé pour casser les carreaux. Des grévistes avaient amené des perches et ont démoli
carrément des fenêtres. C’était ma première grève. ! Après le centre de formation, j’ai travaillé comme tourneur à "Petite Mécanique" appelé aussi MS (Mécanique de série). Dans l'atelier, des pièces de séries, petites et moyennes, étaient usinées par des tourneurs et des fraiseurs. Il y avait beaucoup de jeunes comme moi qui travaillaient sur des machines conventionnelles (il n'y avait pas de machines à commande numérique à l’époque) plutôt anciennes. On travaillait 48 heures en deux équipes : le matin, six jours de huit heures, et le poste du soir, c’était quatre jours de dix heures et le vendredi seulement huit heures. Côté hygiène, ce n’était pas terrible. Cela puait l’huile de coupe et "l’eau de savon". On se lavait les mains, avant le casse-croûte, dans des seaux, avec de la pâte "Arma", pour se
décrasser.
L’ambiance était bonne entre les jeunes. La plupart
des anciens ne nous aidaient pas beaucoup et surtout ne voulaient pas partager les "trucs" du métier. Nous étions payés avec une prime de rendement, avec un système de bons de travail. Dès qu’on avait fini la série de pièces, il fallait courir pointer le bon de travail, au bureau situé au centre de l’atelier, où il y avait les chefs.
Quand on avait moins de 18 ans, on était payé à un tarif « jeunes travailleurs » inférieur, même si on faisait le même travail.
La CGT était, de loin, le syndicat majoritaire chez les ouvriers, suivie par la CFDT, puis FO. Les cadres et les employés de hauts grades n’étaient pas syndiqués mais avaient une sorte d’amicale qui se réunissait à
"l’Hôtel des ingénieurs". Les chefs d’équipes et même certains contremaîtres, la plupart d'anciens ouvriers, étaient adhérents aux syndicats ouvriers. Certains faisaient des grèves avec nous. Très peu d’ouvriers n’étaient pas syndiqués.
La grève et l’occupation de Mai-68
Le 20 mai, les délégués nous ont fait débrayer et nous sommes allés au portail A, lieu traditionnel de rassemblement où avaient lieu les prises de paroles des leaders syndicaux. La grève et l’occupation de l’usine ont été décidées, et nous nous sommes répartis, par atelier, en trois équipes. La nuit, c’étaient des jeunes qui occupaient. Des rondes étaient organisées dans la boîte, sous la conduite de délégués. Je me rappelle un gars qui avait un très gros maillet de chaudronnier, d’autres des barres. Plusieurs nuits, on écoutait Europe 1 pour savoir ce qui se passait à Paris. Chaque jour, le délégué syndical de l’atelier pointait les cartes de grévistes
La journée, je venais à la boîte. Le grand atelier Ermont avait été aménagé en salle de spectacle avec souvent des concerts et du théâtre. C’est là que j’ai vu pour la première fois des spectacles de la Comédie de Saint-Étienne du metteur en scène Jean Dasté. C’est là que j’ai appris "l’Internationale".
On pouvait pour la première fois circuler dans toute l’usine, voir les autres ateliers et ce qu’on y fabriquait. On discutait avec d’autres travailleurs notamment avec les anciens qui avaient occupé la boîte lors des grèves de novembre 1935 et de juin 1936. Il n’y
avait pas de débat politique, alors que j’aurais bien aimé, mais d’interminables concours de boules ou de parties de cartes. Un jour, on a appris que des "gauchistes" avaient tentés de parler avec des ouvriers, aux portails...
J’ai aussi participé à des "expéditions" pour aller débusquer les "renards" qui continuaient à travailler dans les petites boîtes de mécaniques ou de textile de la ville. Dans une, le patron nous a accueillis tout tremblant et nous a assurés que personne ne travaillait. Quand on est entré dans l’atelier, des ouvriers étaient planqués dans une espèce de vestiaire plutôt pourri. Après discussion, ils se sont déclarés en grève. J’ai participé à des manifestations à Saint-Chamond et à Saint-Étienne.
Côté intendance, des camions avec des grévistes sont allés chercher du ravitaillement, notamment des pommes de terre, en Haute-Loire. Les paysans ont été plutôt accueillants. La répartition se faisait selon la charge de famille. Un jour, lors d’un rassemblement, un mannequin représentant un chef d’atelier a été promené et conspué, puis pendu au pont "rouge", le pont de chemin de fer qui surplombe la rue qui traverse le site.
La direction avait organisé un pointage des non- grévistes à l’extérieur, au Château du Jarez (le château du maître de forges Adrien de Montgolfier, appartenant à CAFL).
Le 30 mai, nous avons écouté, au transistor, le discours de De Gaulle qui a annoncé qu’il ne se retirait pas et qu'il dissolvait l’Assemblée nationale.
Mon père, un ancien mineur qui en avait vu d’autres, m’a dit : "C’est fini ! Ils vont tous courir aux
élections..." Depuis le début, il me disait que les syndicats trahiraient.
Après les accords de Grenelle, les discussions entre la direction de CAFL et les syndicats ont repris. On était vaguement au courant puis on a reçu un courrier, au domicile, de deux pages où la direction faisait le point sur les négociations et annonçait qu’elle acceptait une augmentation mensuelle uniforme, pour toutes les catégories de personnel : 73,50 francs au 1er juin 1968 et 105 francs au 1er octobre 1968 pour 48 heures de travail. Le salaire mensuel minimum brut passait à 600 francs au 1er juin 1968 et 640 francs au 1er octobre 1968. Pour la réduction du temps travail, c'était une demi-heure de moins à partir du 1er juin 1968 et une demi-heure de moins à partir du 1er octobre 1968.
La direction payait le quart des heures perdues entre le 19 mai et le 9 juin, soit 32 heures, ainsi que le lundi de Pentecôte et le jeudi de l’Ascension. Pour le reste, une avance était faite, mais les heures devaient être récupérées (ce qui se fera plus ou moins, dans la pratique). Elle a pris aussi état d’autres engagements sur les préretraites, les primes, les libertés syndicales etc., et nous incitait, à la fin de la lettre"à prendre nos responsabilités dans un vote à bulletin secret organisé dans les plus brefs délais".
CGT et CFDT font reprendre le boulot avec difficulté
On a appris que les votes, qui ont eu lieu le 11 juin, avaient été rassemblés sur les trois usines de la Loire pour obtenir une majorité pour la reprise. L’usine de
Firminy (6 000 travailleurs) était favorable à la reprise alors que celles de Saint-Chamond (3500 travailleurs) et Saint-Étienne (2000 travailleurs) refusaient de reprendre. Les syndicats nous ont réunis au portail A. Les leaders syndicaux, sur les escaliers de l’infirmerie, ont annoncé la couleur.
Un responsable CGT qui avait parlé de reprise a été insulté et un peu malmené. La CFDT était sur le "oui, mais..." et FO, très minoritaire, refusait de reprendre le boulot. La reprise a été décidée dans la confusion. La grande majorité des travailleurs de l’usine de Saint- Chamond ont accepté de reprendre le boulot, bien que beaucoup en avait "gros sur la patate". Ils estimaient qu’on aurait pu avoir plus, surtout qu’ici, une majorité nette était contre la reprise du travail (701 pour la reprise et 1419 contre).
Le 13 juin, le jour de la reprise, un groupe de jeunes, dont je faisais partie, a refusé et est resté encore une demi-journée devant le portail A, en le bloquant, plus ou moins. On trouvait que ce n’était pas suffisant du côté des salaires mais surtout du côté de la réduction du temps de travail. Des délégués venaient discuter avec nous, pour nous convaincre de reprendre le boulot dans le style : "On rentre et si cela ne va pas, on refera grève. » Quand on est revenus au boulot, il y eu des débats animés entre les jeunes et les anciens de l’atelier. Les "vieux", qui allaient voter aux élections législatives, avaient l’espoir de virer de Gaulle et "sa clique" contrairement à nous qui n’avions pas 21 ans et pas le droit de vote.
Nous, les jeunes, on avait surtout en tête qu’il fallait continuer à travailler le samedi matin et tard le soir, et que les 40 heures, ce n’était pas pour tout de suite. On a touché une paie (les heures de grève payées et l’avance sur les heures à récupérer). Il y avait la queue aux "barraques" (les bureaux de paie) qui étaient aux différents portails de l’usine.
La routine du boulot a repris et les élections de fin juin ont été décevantes pour les "vieux". Certains reconnaissaient : "On s’est fait avoir...".
Mai-68 a été ma première expérience de grève avec occupation, avec le sentiment d’une trahison. Les syndicats avaient fait reprendre le boulot en manipulant le vote, alors qu’on pouvait avoir plus, compte tenu de la force du mouvement. C’était confus dans ma tête, mais j’avais bien compris que la lutte avait été sacrifiée dès lors que les élections avaient été annoncées. Côté politique et pour savoir ce qu’était ce marxisme dont on parlait, j’ai acheté en librairie "Le Manifeste du parti communiste" de Marx et Engels.
En novembre, je suis parti au service militaire, dans la marine, pour 16 mois. Je n’avais pas 20 ans. En revenant de l’armée, en février 1970, j’ai été réembauché sans problème, mais à Mécanique B, sur les grosses machines. Quelque temps après, je me suis retrouvé en grève pour les salaires et certaines primes ! Par la suite, j’ai rencontré des camarades de Lutte ouvrière qui faisaient le bulletin sur la boîte.
Christine comédienne
J'étais au théâtre de Strasbourg. Nous avions "congédié" la direction et nous occupions le théâtre. Des quatre coins de France des étudiants des écoles de théâtre venaient nous voir..Ce fut une période palpitante de ma vie..
Tony : ouvrier qualifié dans les Usines de Rhône Polenc textile Saint Chamond
Je travaillais dans le secteur des" bains d'acides " qui faisaient marcher l'usine. C'était un poste délicat. Trois équipes se relayaient nuit et jour sans interruption (les jours fériés des équipes alternaient) ..alors quand il y a eu mai 68, il nous a fallu du temps pour arrêter toute l'usine....Enfin on y est arrivé et nous avons fait grève comme toutes les entreprises de la ville..Il y avait bien des ouvriers qui étaient contre la grève : les jaunes, les mouchards...qui rapportaient tout ce qui se disait dans les assemblées des ouvriers. Parmi eux, un certain José Jean que les camarades aidaient pour faire son travail à la filature car il en était incapable ! Après la grève et la reprise du travail , aucun d'entre nous ne l'a plus aidé ni ne lui a adressé la parole.Alors la direction devant son incompétence, et sa mise à pied des ouvriers, l'a mis au balayage des locaux.
Régine : Au lycée on n'avait pas le droit au" port du pantalon" dans les années 60 puis avec les jeux olympiques de 68 et la victoire des soeurs Goitschel, aux jeux olympiques, dans l'hiver 68 la mode était à la tenue sportive : pantalon fuseau bien tiré, pull jacquard, anorak , bonnet et écharpe large !
Les événements de mai 68 vont affirmer cette mode et rendre le pantalon très en vogue et permis au lycée .
Christian apprenti imprimeur : J'avais seize ans et j'avais arrêté l'école car je m'y ennuyais. Mon père m'avais présenté à une imprimerie d'un grand quotidien de Saint-Etienne. ..Je commençais très tôt à cinq heures et je nettoyais les machines des journaux qui avaient tourné toute la nuit. C'était un boulot sale épuisant et peu valorisant . Mais tout apprenti commençait pas faire le sale boulot : c'était son baptème ou son bizutage ! Moi ,je voulais écrire des articles de journaux. Alors quand il y a eu mai 68, j'ai profité de ces jours de grève pour faire autre chose que du ménage : avec les ouvriers j'ai imprimé de tracts sur la grève . J'ai participé à toutes les discutions et assemblées générales...On me considérait comme un adulte .J'étais écouté d'autant plus que j'avais pas mal d'imagination et de compétences en dessin.Je me suis mis à faire des dessins humoristiques ....On remarqua mes aptitudes...Après la grève, beaucoup de syndicalistes furent licenciés et les ouvriers le plus virulents furent écartés..Moi , je décidais de reprendre mes études : j'avais trouver ma voie : je voulais devenir journaliste et dessinateur . Je retournais au lycée mais je dus faire une année supplémentaire pour pouvoir passer le bac quatre ans plus tard et rentrer à l'université et à l'école des beaux arts.
Bernadette : j'étais la fille de fermiers de la Valla dans le Pilat
Mes parents faisaient trois fois par semaine les marchés de Saint Chamond.En mai 68 ils n'eurent pas à se déplacer en ville , car on venait tous les jours à la femme acheter des oeufs des poulets, du lait, des légumes ,des fruits, la charcuterie, les volailles, les lapins ..
Très peu avaient une voiture, alors des hommes venaient souvent avec la camionnette de leur "boite" de leur entreprise pour acheter et charger des victuailles pour leur famille.J'ai même vu des taxis sur chargés, arriver avec des ménagères venues acheter des provisions .... Je me souviens d'une restauratrice très embêtée qui avait fait plusieurs fermes en vain à la recherche de lapins pour le repas d'un mariage qu'elle devait préparer . Quand mon père lui a présenté six lapins, elle l'a embrassé et nous avons tous ri !
Tony