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La photo

nouvelle

J' étais en CM2 dans une école publique de filles . Nous étions en 1962. L'Algérie était en guerre avec la France .Ma meilleure amie s 'appelait Catherine. Nous étions inséparables depuis le CE2.Très bonne élève , nous étions en concurrence  : souvent première de la classe , je la talonnais en seconde position mais en rédaction  et en récitation , c'était moi la première  . Notre challenge la stimulait.  Sur les photos d'école, nous étions côte à côte .Nous avions les mêmes jeux, nous aimions les mêmes livres, les mêmes acteurs et actrices de cinéma français et étrangers . Nous collions leurs photos dans des albums. Nous échangions celles qu 'on avait en double .

Catherine était fille unique  : c'était une particularité pour l'époque où les familles nombreuses étaient « nombreuses » . A la maison  nous étions trois filles  et on nous considérait  comme une petite famille ! Catherine vivait dans un appartement assez ancien  austère, un trois pièces : une grande cuisine , où sur une étagère   il y avait une radio , pas de salon , pas de télévision ,  deux chambres  : une pour ses parents et une  pour elle .

Ma famille vivait dans un HLM récent avec le confort. Nos chambres étaient petites : nous dormions à trois dans la même pièce , mais elle était gaie ,la tapisserie était neuve et agréable .Les plafonds n'étaient pas hauts et les fenêtres lumineuses.. Nous avions une cuisine et une grande  salle à manger avec la télévision  Les meubles étaient  neufs  ; une immense table, un buffet en bois vernis  un canapé vert en velours et des chaises vertes très coquettes.. Toutes les pièces étaient décorées de souvenirs de vacances....

Je me souviens qu'un jour après l'école à 11 heures ,  Catherine m'avait fait visiter sa maison . Je fus surprise  par beaucoup de choses : 

-Tu n'as pas la télé ? Lui demandai-je.

-Non ! Mes parents ne veulent pas .Ils disent qu'elle pourrait nuire à mes études.

L'appartement ne ressemblait pas à l'image que je m'étais imaginée...Toujours très bien habillée  hiver comme été, Catherine portait  des chaussettes blanches impeccables , un manteau très classe   des vestes chics.....des tabliers très élégants .Je pensais que ses parents devaient être riches et donc avoir une belle demeure .

Il fallait faire vite : sa mère et son père  travaillaient tous les deux, dans une usine très proche de leur domicile .Ils rentraient à midi pour la pause  et repartaient à une heure .

Je me souviens avoir été surprise, étonnée  par ces grands murs hauts de trois mètres, sobres gris , ces fenêtres tristes , qui donnaient sur une cour sombre. Dans la pièce principale , il n'y avait pas de cadre de photos, tout était austère. La cuisinière et le poêle prônaient dans la pièce. Il y avait de grands placards , des étagères et beaucoup beaucoup de journaux... La chambre de  Catherine était stricte : pas de couverture aux couleurs chatoyantes, quelques cartes murales du monde et des étagères remplies de journaux de magazines de livres. Je remarquais une grande table sur laquelle elle me dit qu'elle y faisait ses devoirs, le soir. J'étais surprise car nous restions à l'étude jusqu'à 17 H 30 et là nous faisions  nos devoirs. Nous n'avions  à la maison plus qu'à apprendre nos leçons de géographie, d 'histoire , de science et nos poésies  . Elle m'expliqua que ses parents lui donnaient après l'école des devoirs supplémentaires .IL fallait qu'elle garde sa place de première  si non son père l'aurait puni très sévèrement et peut être l'aurait frappée.  Il  estimait que le niveau de l'école était bas et  qu'il fallait remédier à cela : c'est pour cela qu'il submergeait sa fille  de devoirs supplémentaires .

Catherine n'allait pas au patronage du jeudi. Le matin elle allait au catéchisme et l'après- midi , elle faisait une multitude d'exercices que son père corrigeaient le soir . Elle avait peur de lui et le redoutait.Sa mère aussi craignait son mari.

C'était bientôt le 11 novembre . Tous ceux de l'école devaient défiler sauf Catherine  qui avait une excuse .Notre institutrice nous  parla de la première guerre et de la seconde guerre mondiale, des allemands qui avaient occupé la France , des rafles .

Après le cours, pendant la  récréation  mon amie me dit tout bas  :

-Tu sais les allemands ne sont pas si méchants. Ils n'ont pas fait autant de mal qu'on le dit .Ils ont protégé la France .

J’essayais de comprendre :

-Ils voulaient occuper l'Europe  !

-Pour nous protéger .Ils ont travaillé avec le gouvernement français et avec le maréchal un héros  de la grande guerre . Ils ont libéré des soldats, ils voulaient l'ordre et la paix !

J'ignorais beaucoup de choses sur cet épisode tragique de notre histoire . Mes parents  nous tenaient à l'écart de leur  passé douloureux,  de la guerre civile  d'Espagne, des républicains en exil.J'avais saisi quelques bribes de conversation  quand mon père tenait des réunions à la maison avec d'autres espagnols réfugiés comme lui .Je savais qu' il avait été capitaine dans l'armée de la république , qu 'il avait fait de la prison pour cela , qu'il s'était évadé et qu'il avait rejoint le maquis..Mais il fallait en parler à personne.

Catherine  me demanda où était mon père pendant la seconde guerre mondiale.Je lui confiais  mon secret :

-Il était en prison !  Mais il n'avait rien fait de mal  , juste qu'il était capitaine des républicains et le dictateur  qui avait gagné  la guerre mettait tous les républicains en prison  ! Mon père a eu des procès  et est resté enfermé des années, puis il a  réussi à s'évader ...

Elle  m'écouta et à son tour me  dit :

-Surtout n'en parle à personne  Mon père était aussi un soldat , un milicien. Il a été arrêté et jeté en prison..Il a été jugé puis ils l'ont relâché..Il était très jeune . Il a du  quitter sa région natale Paris et est venu travailler ici dans la Loire .Il a rencontré ma mère et ils se sont mariés.

Ce jour là nous décidâmes d'échanger la photo de nos pères .

J'avais pris sans demander la permission, une photo d'identité  récente de mon père  car je n'avais aucune photo de lui de la guerre d'Espagne  . Sur cette photo ,  il avait  une moustache, et portait un costume élégant qu'une chemise blanche mettait encore plus en valeur. Séduisant , il ressemblait à un acteur de cinéma : Charles Bronson. Je la remettais à Catherine. Elle me donna en échange, une photo de son père.

-Elle ne  lui fera pas défaut  car je l'ai trouvée cachée dans une boite au grenier enfouie sous des livres ! Mes parents ne se douteront pas qu'elle n'est plus là haut !

 La photo présentait un très jeune homme avec un béret basque comme ceux que mon père portait en Espagne dans le Haut Aragon . Il était en uniforme noir avec un gros ceinturon sur la poitrine  et des insignes que Catherine  fut incapable d'identifier .Je tournais la photo et je lus :  Paris février  1943.

On se sépara..

Quelques semaines passèrent : j'avais caché la photo du père de mon amie dans un plumier. Un matin  Catherine m'attendait à l'entrée de l'école :

-Reprends  vite la photo  de ton père ! Comme j'ai eu chaud ! Tu as la mienne ?

-Elle est chez moi .

-Il faut que tu ne la ramènes !

- Oui mais pourquoi ?

Elle m'entraina vers les toilettes :

- Figure toi que j'avais glissé la photo de ton père dans un livre : "Quo Vadis". Il était rangé sur une étagère  .Voilà que mon père pénètre hier  dans ma chambre cherchant un livre .Tu ne vas pas y croire. Il prend « Quo Vadis", le feuillette et la photo tombe à terre !

-C'est quoi ? 

Je n'ai pas le temps de lui répondre.Ii fonce à la cuisine avec la photo et la présente  à ma mère :

-Tu connais ce type ?

Ma mère répond :

-C'est qui ?

-Je te le demande ?

-Mais je n'en sais rien !

J'interviens :

-Papa c'est la photo d'un acteur américain Charles Bronson tu connais ? On s'est échangé hier des photos des artistes à l'école et je n'avais pas eu le temps de la ranger dans  l'album.

Je me précipite dans ma chambre , je prends les cinq albums, je les ouvre et lui les montre.

Mo père suspicieux reste silencieux :

-Tu pensais à quoi ? Lui lance ma mère en colère  . Que je connaissais cet homme ? Qu'il était mon amant  peut-être ? Et j'aurai laissé sa photo dans un livre de ma fille ? C'est n'importe quoi  mon pauvre !

Mon père se calme. Ma mère se retire dans sa chambre furieuse. Je m'avance :

-Papa je peux récupérer la photo  ?

Mon père me la  tend . Fin de l'incident .

-Et après ?

-Rien  ! Ma mère lui a fait la tête tout le soir .Ils ne se sont pas parlé. Ce matin ça allait mieux .

-Je te ramène la photo  tout à l'heure  ! Lui dis-je

La matinée passa vite.Je retournais chez moi et récupérais la photo que je  restituais  à mon amie.  

Catherine était toujours  très bien habillée, très élégante  "en dimanche" tous les jours  ! Tirée à quatre épingles,  impeccablement coiffée pas une mèche qui dépassait...Elle portait de très beaux tabliers , un jaune et un bleu clair avec des empiècements  élégants, de belles chaussures vernies ou des bottes fourrées aux pieds. de belles jupes plissées , de beaux manteaux. On aurait pu  penser que ses parents étaient  des  bourgeois  mais moi je savais qu'il n'en était rien. Ils voulaient montrer aux autres ce qu'ils n'étaient pas .

Sa famille ne participait jamais aux fêtes  , aux rassemblements populaires locaux  : la vogue  du village , la fête de l' amicale laïque , les kermesses, les défilés des associations laïques ou  catholiques, le ciné club du jeudi , la  fête du 1er mai au jardin des plantes ..Ils partaient toujours  en week -end ailleurs...Pourquoi ? C'était une énigme pour moi .  Un jour j'osais lui poser  la question qui me brulait les lèvres depuis fort  longtemps :

-Tu ne vas jamais à  la vogue ? Pourquoi c'est sympathique et amusant et on y rencontre  plein de monde  !

-Mon père ne tient pas à revoir les ouvriers de la fabrique en dehors du travail . Il dit qu 'il n'a rien à voir avec eux,  avec ces alcooliques , illettrés, semeurs de troubles et de  grèves .Je l'ai entendu parler combien de fois  avec ma mère  la nuit , quand je suis couchée  ...Il n 'apprécie  ni  leur présence  ni leurs idées et tient à garder de grandes distances avec eux.

-C'est comme cela qu'on se fait respecter et craindre !  Nous expliqua  -  t- il  ! Chacun à sa place ! Ces gens là  n'ont rien  à m'apporter et  ils ne font pas partie de mon milieu . 

Il est contre maitre , son patron l'estime beaucoup . Ce qui a suscité  des jalousies dans l'entreprise  car mon père a des yeux et de oreilles partout  .Le patron lui a conseillé de bien rester éloigné de sa meute  d'ouvriers ...

 Je marquais quelques minutes de silence et j'enchainais  :

-On a proposé  à mon père d'être aussi  contre maitre  mais il a refusé  en disant qu'il était espagnol et  qu 'il n'était  pas venu  en France pour commander des français . C'est un excellent ouvrier qualifié qui a de lourdes responsabilités  et  que ses patrons estiment. Il s'y connait en chimie... C'est pour cela lorsqu'il y a des problèmes sérieux , il s'adresse  directement aux ingénieurs  . 

-Il a  eu bien raison d'avoir agi ainsi ! Me dit Catherine .Chacun doit savoir garder sa place !

La fin de l'année arriva .A la  rentrée des classes , nous nous séparâmes définitivement Catherine  et moi . Elle alla en pension dans une grande agglomération   ;  moi je rentrais au lycée  distant de 2 kms de la maison.Il n'y avait ni bus ni transport en commun ni cantine , de sorte que nous avons fait quatre fois par jour le trajet par tous les temps avec le brouillard, la neige ,la glace le vent la pluie ,le soleil la chaleur, pendant des années et des années.Nous avions à peine une heure pour déjeuner et repartir mes deux sœurs et moi de la sixième à la terminale  chargées comme des mules avec des cartables remplis de livres , nous avons suivi ce chemin de l'école.

Catherine  m'avait  dit que ce n'était pas à cause  de la distance pour aller et revenir du  lycée  que ses parents l'avaient  inscrite en pension dans une grande ville  voisine mais  , parce qu'ils pensaient qu'elle pourrait mieux étudier, mieux se concentrer et surtout mieux s'entourer .En effet elle allait rencontrer des  filles d'un certain milieu, aisé , bourgeois , des filles de notables de la région  et cela  pourrait lui être   utile  pour plus tard. De plus son père voulait qu'elle apprenne l'allemand en deuxième langue et dans mon lycée il n'y avait que l'italien  obligatoire en seconde langue.

-Tu pourrais apprendre l'espagnol si tu venais au lycée avec moi ! M'avait -elle suggéré !

Certes , j'aurai aimé apprendre l'espagnol en seconde langue  et accompagner mon amie en pension , mais  mes  parents n'avaient pas les moyens de payer des frais  de scolarité  importants , il n'y avait qu'un salaire à la maison, ma mère ne travaillait pas et je n'étais pas fille unique !

Le dernier jour que l'on se vit , c'était chez notre institutrice qui nous avait invitées  à un gouter chez elle pour nous remercier de nos cadeaux  d'adieu. La classe CM2 lui avait  offert  un beau plateau à fromage , acheté dans une boutique du quartier . Nous nous étions toutes cotisées . Catherine  n'avait  pas voulu cotiser avec nous et avait offert de son  coté  un cadeau personnel à  notre maitresse. Ce qui avait  fortement déplu à tout le monde  .Bien qu'elle soit mon amie  je n'avais pas approuvé cette attitude . Ce jour là les autres lui firent  sentir leur hostilité :

-Elle se prend pour qui ? Elle veut se faire voir, se faire encore mousser ! 

-C'est la chouchoute de la maitresse ! 

Ce qui n'était pas faux .

Moi ,je me taisais . Comment la soutenir ? Qu'avais-je à dire ? Pouvais -je la  protéger ? De toute évidence Catherine se moquait  du "qu'en dira t-on "? .Elle faisait ce qu'elle avait  envie de faire, sans tenir compte du groupe ,  des autres  elle avait grandi ainsi  pensant que la masse, les autres n'étaient pas assez bien pour elle, qu' il fallait s'en méfier bien garder ses distances. Son père l'avait ainsi éduquée.

-Toujours à part , jusqu'à la dernière minute !  Madame se croit supérieure  à nous toutes  ! Maugréèrent quelques mauvaises langues .

Nous nous séparames pour toujours.

Catherine passa le concours de l'école normale en 3ème  .Moi  je poursuivais des études supérieures à l 'université en Histoire pour rejoindre aussi, quelques années  plus tard, l'enseignement primaire. 

Bien des années plus tard , le souvenir de cet échange de photos éveilla en moi des interrogations. Je fis quelques recherches   : le père de Catherine   avait été un milicien de la milice de Vichy en 1943.Il avait vingt  .Cette photo qu'il avait cachée  lui  rappelait le  souvenir de cette époque , un témoignage de son engagement auprès de la collaboration nazie . Il  n'avait pas honte de  son passé et ne  l'avait jamais renié  mais il le cachait pour être tranquille .Il  avait été  arrêté en 44  mis en prison jugé  et libéré un an après.  Il avait gardé de cette époque l'image des  soldats allemands disciplinés gentils :  ceux qu'il avait décrit à sa fille.

En 1962 de nombreux collabos, partisans de Vichy avaient été graciés  et avaient recouvré la liberté  . Certains très compromis avec le régime de Vichy occupaient même de hautes fonctions  du gouvernement de  De Gaulle comme Maurice Papon !

Ces deux photos  sorties de ma mémoire, du temps, vinrent me hanter. Elles représentaient  deux hommes au parcours  si opposé,  deux hommes dont les photos  se sont retrouvées un jour entre les mains de  leur  fille de onze ans que l'amitié avaient unies.

J'avais tenu dans mes mains , la photo d'un collabo, d'un ennemi  juré de mon père ,un nazi. J'avais caché sa photo chez moi, au domicile d'un républicain espagnol, la photo d' un  homme frappé d'indignation nationale  et cet homme  était le père de ma meilleure amie. 

 

 

 

 

Tag(s) : #la photo, #nouvelle
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