La petite gourmande (Nouvelle)

Dans la campagne, entre St Etienne et St -Chamond, face au Pilat, Lieu dit « Les Chaumes » Noël 1919
Margot était la dernière d'une famille de quatre enfants. Elle allait sur ses huit ans. C'était une petite fille blonde aux yeux noisettes et à la frimousse espiègle. Sur son mignon visage, on eut dit qu'une pluie de minuscules étoiles rousses avait éclos. Elle n'était pas très grande, mais agile et téméraire. Elle avait deux grands frères : Augustin et Sylver et une grande soeur, Eglantine . Ses parents, les Chaumienne, possédaient une grande ferme non loin de Saint Jean Bonnefonds au lieu- dit : « Les Chaumes ». Ils avaient hérité de terres fertiles, des vergers, des potagers et d'un nombreux bétail. Ces gens étaient respectés car très généreux . Vint la guerre ,la terrible guerre .

Le fils aîné Augustin partit au front. Il revint blessé au bras. Le second garçon, Sylver, le suivit trois ans après. Il échappa au pire alors que la guerre touchait toutes les familles de la région et les brisait dans le malheur .
La ferme, pendant ces quatre années terribles, resta prospère grâce au père de Margot et au grand père Joseph qui remplacèrent les fils. La fille aînée ,Eglantine, travaillait à l' école du hameau ,à la Pérollière, distant de trois kilomètres de la ferme. Elle secondait l'instituteur âgé qui avait du reprendre du service après le départ de son collègue pour Verdun.

A dix huit ans elle s'occupait des classes enfantines. Elle partait tous les matins avec son grand père Joseph en carriole et sa petite soeur. Elle s'en retournait en fin d'après midi à la ferme. Le matin Joseph prenait au passage les enfants des fermiers qui vivaient non loin de l'exploitation des Chaumienne. Il les ramenait aussi le soir après l'école .Une douzaine d'enfants ainsi profitaient de ce » transport en commun » . Les écoliers portaient avec eux leur cartable et leur panier à provision, car ils déjeunaient sur place.
La journée scolaire était à la fois dense et courte : la pause de midi était brève. On mangeait le repas préparé par les familles qui se résumait à une tranche de pain et un morceau de fromage ou de lard. Eglantine souvent, faisait cuire sur le poêle de l'école les légumes donnés par ses parents. Tous appréciaient la bonne soupe bien chaude. Les légumes étaient accompagnés d'un morceau de viande de saucisson ou de jambon. Ce qui faisait la joie des écoliers . Margot était enviée mais elle offrait volontiers ses galettes faites à la maison , les fruits du verger , les confitures de sa grand- mère.
La seule chose qu'elle ne partageait jamais était la pâte de coing : son délice préféré ! Pour un morceau de cette friandise , elle était prête à tout !

La ferme avait bien produit : les terres , les céréales ; le potager : les pommes de terres, les choux, les carottes ; les arbres fruitiers : de belles pommes, de juteuses poires ,des figues parfumées, et des coings exceptionnels. Il faut dire que les cognassiers des Chaumienne étaient beaux et donnaient des confitures de coing , des gelées et de la pâte qui étaient prisées dans toute la région ! Profitant d'une exposition en plein sud , le verger était protégé par une colline. On venait de la ville à la ferme commander la pâte de coing bien avant l'automne .
Cette année là, les cognassiers n'avaient pas beaucoup donné. Il n'était resté à la famille que deux kilos que la mère après les avoir lavés , coupa , fit cuire sans les éplucher dans une -1- la petite gourmande casserole recouverte d'eau. Quand les coings furent bien tendres, elle les retira , passa les morceaux dans un moulin à légumes pour obtenir une purée. Puis après avoir pesé cette purée elle prépara le même poids de sucre cristallisé, versa purée et sucre dans une bassine et fit cuire ce mélange à feu doux. Avant que la pâte ne prenne la belle couleur orange ambrée, la mère apportait sa touche personnelle en ajoutant à cette cuisson, du sirop de mûres . Refroidie la pâte épaisse et parfumée fut étalée et on la laissa reposer. Le lendemain on découpa la pâte en cubes réguliers qu' on plaça dans une belle boite de biscuit au métal doré. On sépara les différentes couches de cubes par des feuilles de papier blanc, afin qu'ils ne se collent pas entre eux.
-Nous les mangerons à la Noël ! Promit la mère de famille. Se faisant, elle prit une chaise, grimpa dessus et plaça la boite en haut du buffet de vaisselle. Les quelques morceaux restés sur la table, furent vite dévorés par Margot sous les regards amusés des grands de sa famille. Il fallait attendre trois mois pour déguster tout le reste ! Cette attente parut infernale à notre petite espiègle...Le mois d'octobre passa . Chacun était retourné à ses taches . Augustin reprit les travaux des champs,

Sylver remplaça le vieux maître, à la retraite et Eglantine continua son métier d'enseignante auprès de son grand frère. Le jeune instituteur aimait beaucoup « Margoton « sa petite soeur, et son élève. Margot n'aimait pas qu'il l'appelle ainsi car ses petits compagnons se moquaient de ce surnom et reprenaient en choeur : « Margoton, Margoton où est ton cruchon ? »..
Novembre arriva. Le jour de la Toussaint. Tous s'étaient rendus au cimetière honorer les parents disparus. Il ne restait à la maison que la grand-mère qui s'était assoupie. Margot grippée n’était pas sortie. Elle lorgnait depuis un bon moment la boite magique qui dépassait légèrement du buffet

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-Si je prends un petit morceau personne ne s'en apercevra ! se dit-elle. Elle approcha une petite échelle , la posa contre le buffet , y grimpa allègrement , saisit la boite dorée souleva le couvercle et le papier blanc qui protégeait la pâte de coing ,en retira un morceau puis replaça la boite. Elle descendit sans bruit, remit l 'échelle à sa place et s'en alla manger la friandise dans sa chambre. C'était si facile de se faire plaisir !
Le jour suivant, après l'école la maison était vide. La grand mère, lasse, était allée étirer ses jambes . La famille était dehors pour une bonne heure .Il fallait faire vite. Margot saisit l'échelle grimpa tout en haut et là hésita :
-Voyons si j'en prends trois , je peux arranger les autres morceaux , maman ne sait pas le nombre exact de cubes qu'elle a découpés. Et elle redescendit avec trois beaux morceaux qu'elle alla savourer en cachette . Les jours qui suivirent elle n'eut qu'une une obsession : trouver le bon moment pour pouvoir accéder à la boite en métal. Toute la journée à l'école elle ne pensait qu'à cela : comment prendre sans se faire prendre ?
Sylver remarqua son changement d'attitude : elle n'était plus aussi intéressée par ses études qu'avant, elle paraissait distraite .Elle réfléchissait à un plan d'attaque pour s'emparer du trésor qu'elle convoitait. Elle conclut que la nuit , était le seul moment de la journée où la cuisine était déserte et le passage libre . Elle attendit donc l'extinction des feux pour sortir de sa chambre qui était à l'étage comme toutes les chambres et répéter le rituel de l'échelle. Cela dura tout le mois de novembre. Quand Sylver était là le samedi et le dimanche elle se méfait . Il était rusé comme elle et aussi gourmand. Avant de descendre dans la cuisine, elle entrouvrait toujours la porte de sa chambre pour voir s'il dormait bien.
Plusieurs fois elle crut l' entendre la suivre mais ce n'était qu'une fausse alerte. Le bois avait grincé comme si quelqu'un descendait les marches derrière elle ,mais personne ne l'avait arrêtée. Une fois elle faillit bien tomber de l'échelle car elle avait cru voir une ombre s'approcher ! Un fantôme ! Non ce n'était que la lumière qui vacillait . » Le bois travaille « disait pépé Joseph.
Vint décembre. Margot continua à se servir jusqu'au 18 décembre. Ce jour là lorsqu’elle saisit la boite , il ne restait que trois morceaux de pâte de coing.
-"Il n'en reste plus ! que faire ?" pensa-t-elle. Elle prit, la pâte de coing restante et alla la manger dans sa chambre. Puis elle revint sur ses pas, remonta sur l'échelle, se saisit de la boite et retourna se coucher. "Il faut que je la cache , que je la fasse disparaître mais où" ? Elle réfléchit toute la nuit et décida de la jeter dans le puits. Le lendemain elle profita du silence dans la maison pour se rendre près du puits qui se trouvait dans la cour, sous les fenêtres. Elle s'assura qu'il n'y avait personne et y jeta la boite. Cela fit un grand flac.

Elle crut entendre une fenêtre qu'on refermait . Elle se dressa terrifiée. Non il n'y avait personne. Décidément la peur la faisait voir, entendre, et croire de drôles de choses ! Elle essaya de se rassurer "Si on ne trouve pas la boite pour le réveillon, on fêtera quand même Noël. Maman pensera qu'elle l'a mise ailleurs ou que quelqu'un l'a déplacée !" La culpabilité allait lui gâcher la joie de cette fête familiale .
Le 24 décembre arriva. Le tourment et le remord avaient assombri depuis plusieurs jours la vie de Margot. Elle n'arrivait plus à dormir ou s'endormait tard en faisant d'affreux cauchemars où des gendarmes venaient l’arrêter pour avoir volé la pâte de coing, les oeufs, le jambon. Elle avait de grandes cernes par manque de sommeil et en avait perdu l'appétit. Sa mère ,son père ,ses grand parents sa soeur ses frères tous s'inquiétaient pour elle :

-Mais qu'as- tu ? lui demandait sa mère ? -Veux tu que je te fasse un bouillon ? proposait la grand -mère
-Quelque chose que tu aimes bien ! Un petit morceau de pâte de coing ! Ajouta Eglantine. Margot devint toute rouge et balbutia :
-Oh non ! je n'ai envie de rien ! Je crois que je vais vomir !
On préparait depuis plusieurs jours le repas du réveillon . On avait cuisiné les desserts de Noël faits selon une vieille tradition venue du midi. La mère de Margot était originaire de la Drome et dans cette région à Noël on mange les douze desserts à minuit préparés par la famille : douze en souvenir des douze compagnons de Jésus. La maman de Margot était restée fidèle à cette tradition et l'avait imposée à tous les siens : douze desserts étaient alors réalisés tous les Noëls. Ils étaient préparés avec les produits de la région du Pilat , du Jarez, des campagnes ,de la ferme, des vergers, des cueillettes . En voici le détail : les marrons chauds , les noix déguisées, la pâte d'amande, les galettes au miel, la pomme chaude , les caramels , la tarte à la châtaigne, la compote d'airelles , la gelée de groseille ,le roulé aux noisettes ,le pain perdu aux raisins ,auxquels on ajouterait les délices à la pâte de coing .
Margot jeta un regard furtif en haut du vaisselier .Bien sur la boite de métal ne dépassait plus et pour cause ! Tous décoraient la maison de bougies de rubans. Margot remonta vite dans sa chambre .On finit les préparatifs et on installa les belles assiettes sur la nappe blanche brodée aux initiales des parents. Chacun se prépara pour la messe de minuit. Maman alla voir la petite .
Margot lui dit qu'elle ne se sentait pas bien et qu'elle ne voulait pas sortir ni même, manger.
-Cette enfant m’inquiète ! dit le père . Tout à l'heure à la sortie de l'église je vais demander au docteur de venir dans la semaine l’ausculter !
- Ne t’inquiète pas ! Dit la grand- mère. Je reste avec elle. Allez- y- maintenant vous allez être en retard .La messe va commencer !

Ils partirent dans la carriole . Deux heures plus tard, ils étaient de retour .Toute la famille festoya . Dans son lit Margot était à la torture. Elle suivait de sa chambre le déroulement du repas. Elle se leva pour voir où ils en étaient : la belle dinde garnie aux marrons. Mon dieu comme elle lui faisait envie ! Et les bonnes pommes de terres de Grand- mère cuites au lard ! Elle avait grand faim ! Comme elle regrettait d'avoir été si gourmande si bête, si égoïste ! Oui elle était bien punie ! Ses cadeaux de Noël seraient : la honte et la culpabilité !
On passait à présent aux desserts. Margot vit sa mère prendre la grande chaise pour atteindre le haut du buffet alors qu' Eglantine disposaient sur la table les onze friandises. Margot quitta aussitôt son poste , courut se cacher sous son lit, et se boucha les oreilles. Elle y resta un temps, puis elle enleva une main puis deux mains de ses oreilles. Rien ! Pas de cri de colère. Elle se leva et s’approcha sur la pointe des pieds de l'escalier , prête à déguerpir. Tous riaient et mangeaient .

Elle se pencha encore pour voir .Rien d'anormal. Les desserts, étaient là à moitié dévorés .Il n'en manquait pas un : à coté des marrons , il y avait la belle boite en métal qui brillait plus que jamais. Chacun se servait à l'intérieur, retirant un beau morceau de pâte de coing !

L'enfant stupéfaite en perdit l'équilibre et faillit dévaler les escaliers. Heureusement Sylver n'était pas loin . Il la retint :
-Alors Margoton, ça va mieux ? Lui lança t -il , un grand sourire aux lèvres.
La fillette incapable de prononcer un mot fit un signe de la tète et suivit son grand frère jusqu'à la table. Là on lui servit sa part de bonnes choses et après les desserts qu'elle avala sans se faire prier. Elle reprit trois fois de la pâte de coing, moins parfumée que celle qu'elle avait dérobée, mais bien savoureuse tout de même ! Plus tard, elle connut le nom de ses sauveurs : Sylver et Eglantine l'avaient surprise maintes fois la nuit .Ils n'étaient pas intervenus de peur ,que prise sur le fait, leur petite soeur en perde l'équilibre et tombe de l’échelle.
Ils la laissèrent aller jusqu'au bout de sa sottise, puis pour » la sauver « et lui éviter des réprimandes, et la honte , ils allèrent dans la grande ville de Lyon acheter une boite identique de biscuits et deux kilos de pâte de coing qu'ils découpèrent en fins cubes , comme ils avaient vu leur mère le faire. Ils placèrent dans la boite à biscuits les cubes débités. Puis ils déposèrent la boite au haut du buffet avant de partir à la messe.

Ce fut une belle leçon que les deux jeunes instituteurs administrèrent à leur petite soeur. La fillette honteuse et confuse, jura la main sur le coeur, qu'on ne l'y prendrait plus !
Carmen Montet