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Le naufragé de la Galoche


 
  Pierre Deschamps était un homme de convictions . Issu de la petite bourgeoisie, il  avait  vécu dans un monde privilégié  loin de la misère et des privations. Il considérait le peuple  avec méfiance et distance. 

 

A vingt sept ans ,il  n'était pas  encore marié. Juriste, iI  occupait  à Lyon un poste d'assistant  au palais de justice .Plus tard, il se retirerait à la campagne et succéderait à son père notaire à  Pélussin dans le Pilat. Il quitta la capitale des Gaules le matin du 24 décembre 1912, rejoignit Saint- Etienne et se rendit au départ   du train « La Galoche »  qui desservait la campagne  

.Il passerait Noël avec ses parents. Il était   leur unique enfant. Il s'installa  dans un compartiment inoccupé. Il pouvait en toute commodité placer sa sa valise en face de lui sur la banquette et étirer ses jambes lasses. Il n'y avait pas grand monde : quelques  paysans avec leurs poules étaient  montés dans le wagon avant ,avec cinq familles. Il ouvrit sa valise noire,
en sortit une petite mallette grise ,la déposa à coté , en retira un dossier. Il était dans sa lecture lorsqu'un homme monta dans le compartiment et  lui demanda :
-Il part à quelle heure ,le tacot ?
-Dans un quart d'heure ! Répondit Pierre scrutant sa montre.
 
-Je peux m'installer ici ? Demanda  le voyageur  en montrant la banquette en face de Pierre.
-Oui !  Dit  Pierre poliment en déplaçant ses deux valises .
L'homme prit place et  posa  à coté de lui une valise  grise presque identique à celle de Pierre. C’est alors qu'on  entendit des cris et toute une agitation :
-Ici ! ici Il est monté  dans la Galoche !
Pierre  se retourna vers les voix qui s'approchaient. Son voisin saisit la mallette grise de Pierre mettant la sienne à la sa place et  s'enfuit.

 Il enjambant la rampe et se fondit dans la foule. Pierre vit   les gendarmes assiéger la Galoche :
-Ça y est ! On l'a arrêté ! Crièrent  peu de temps après, des voix venant du quai .
Pierre se pencha à la fenêtre et vit son  « ancien voisin » encadré  par  quatre gendarmes. 'L 'un d'entre eux avait la mallette. Il  demanda au chef de gare qui était cet homme .

-Un voleur ! Il venait de voler l'argent des actionnaires des Houilles et des mines ! C'est la prison pour lui.
Notre voyageur  était bien d'accord : un vol était un vol et la loi , la  loi. Il ferma la fenêtre se rassit. Il allait reprendre sa lecture lorsque le chef de gare monta dans le wagon  : 
-Désolé Monsieur  mais la Galoche ne partira pas cet après- midi. On vient de nous signaler  des congères de deux mètres à la Terrasse sur Dorlay. Le mieux est de rester quelques  jours dans notre cité.
Devant sa mine déconfite, le  cheminot lui dit :
-Allez à l'auberge du Puits Martin c'est à dix minutes d'ici. C'est mon beau frère qui la tient . Des braves gens  sans histoire Une bonne table et un hôtel propre. Vous lui  dites que vous venez de ma part.
Pierre  mit la petite valise grise dans la grande et le dossier par dessus n'ayant pas réussi à rouvrir la petite mallette .Il descendit du train et se mit à la recherche de l'auberge. C'était  la  la veille de Noël. Dans les  rues glacées de St -Etienne ,il n'y avait ni fébrilité ,ni  lumière, ni décoration.

Ville ouvrière,les habitants dans leur grande majorité  n'avaient pas de quoi dépenser en frivolité et en superflus . Vêtu d'une redingote noire et d' un  chapeau haute forme, Pierre ressemblait à  ce qu'il était :  un  bourgeois. Il marchait d'un pas rapide, passa devant les cafés bondés. Tout le bassin  houiller était en grève. Les banderoles flottaient  dans les rues en guise de décoration : « puits en grève ». Des groupes  d'hommes et de femmes s'étaient  installés autour de feux . Tout ce monde lui était inconnu .Ils  lui proposèrent leur journal : 
-Soutenez les mineurs  en grève ! 
Notre  homme tourna la tête  de l'autre côté. Un gréviste insista : 
- Vous n’êtes pas du coté des ouvriers ?


-Je ne fais pas de politique ! 
-Bah ! Laisse-le Maurice  ! Tu ne vois pas que qu'il n'est pas de notre monde ! 
 Pierre pensa : » oui je ne suis pas un agitateur et je ne veux pas la révolution car ce serait le chaos. Les ouvriers doivent reprendre leur travail si non c'est l’anarchie ».

Il croisa des enfants mal vêtus qui vendaient  des cigarettes, et la gazette. Pierre pensa à sa mère :  dame influente de sa paroisse, notable estimée : elle  s'occupait des familles  nécessiteuses. Oui le peuple souffrait et le devoir des plus aisés était de le secourir.
Pierre était catholique pratiquant et soutenait  l'église,  l'état et  l’armée : les piliers de la société .Plus loin un marchand vendait des beignets que deux enfants dévoraient des yeux. Généreusement, le jeune homme leur offrit ces friandises.  Il acheta aussi les cigarettes et les gazettes.  
- »C'est bien un maigre Noël pour ces petits ! pensa t -il . 
Un vent froid s'était levé . Quelques flocons de neige tourbillonnaient . Pierre arpenta encore trois ruelles. Il dépassa  un café où l'on chantait l'Internationale .Il  s'approcha et regarda à l'intérieur. Des hommes le point levé  s'interpellaient  . L'un d'entre eux prit la parole et tous se turent. Un garçonnet d'une dizaine d'années , des journaux à la  main invectiva Pierre :


-Eh mon bourgeois tu n'as pas quelques pièces à donner ? En échange je te donne «  L' insurgé » Pierre s'arrêta : ce « Gavroche » avait un certain aplomb, mais il lui était  sympathique .Il  lui sourit et lui donna une pièce pour le journal. Il allait partir quand il lui  demanda , piqué par la curiosité :
-Tu connais l'homme qui  parle et que tous écoutent ?
-Bien sur c'est Enjolras !  notre chef !
-Un des meneurs , des agitateurs !
-Vous parlez comme les policiers ! Vous n’êtes pas de la police au moins ? dit l'enfant .
-Après le bourgeois, tu me vois en policier  ! Dit Pierre en riant .  Non je ne suis pas  un policier mais un voyageur à la recherche de l'auberge du puits Martin. Sais -tu où elle se trouve ? Est-ce encore loin ?
- Pas du tout !  vous y êtes ! L'auberge de maître Constant est  au bout de la rue .Suivez tout droit !
-Merci ! Dit Pierre . Et bon Noël à toi !
-Noël ! Noël il n'y a pas de Noël pour ma famille ni pour les familles ouvrières, Monsieur ! 
 Pierre sentit au fond de son coeur un pincement. Il n'avait jamais côtoyé de près les plus humbles.Ces enfants sans Noël , à la recherche de quelques pièces , le bouleversaient et bouleversaient ses  certitudes. Il avait vécu dans un monde clos ,favorisé, coupé des réalités quotidiennes que vivaient les gens de son pays. Comment fermer les yeux devant autant d'injustices ? Il était  perdu dans ses pensées lorsqu'il  arriva devant l’hôtel « Puits Martin » , poussa la porte. Une douce chaleur l'accueillit. Un homme d'âge mûr s'adressa au voyageur :
-« Que puis-je pour vous ?

-Je suis un naufragé de la Galoche ! Je cherche un gîte et un couvert.
-  Je peux vous proposer  une petite chambre coquette .Nous allons monter ensemble  pour vous la faire visiter. Si  vous la prenez c'est 5 francs la nuit à régler de suite ! C'est la règle !
Ils  se rendirent à l'étage :
-Celle- ci vous conviendrait-elle ? L’hôtelier  avait ouvert  la porte d'une pièce claire .Pierre approuva.
-Ah ! dit l'aubergiste. Nous avons une autre entrée , si vous voulez éviter le bar et le restaurant et les curieux . L'escalier du fond mène à la cour ; au fond il y  a  une porte donnant sur la ruelle . Elle reste  ouverte la journée mais nous la fermons à huit heures du soir ! Venez je vous montre.

Ils passèrent devant une petit atelier de menuiserie rempli d'objets divers : outils, planches, charbons, sac .Des vêtements  de travail étaient accrochés à un  porte-manteaux, casquettes pantalons et vestes.  . Ils retournèrent à l'intérieur  pour remplir le registre. Constant  alla chercher le bois , demanda à  sa fille  de monter de l'eau  du  savon et des serviettes dans la chambre du nouvel hôte.  Le feu ayant pris facilement , l'aubergiste redescendit laissant son client  s'installer. Pierre posa sa lourde valise sur le lit ,l'ouvrit en sortit quelques effets qu'il posa sur la  table de nuit  et retira la petite mallette : elle lui semblait différente ,  plus grande en meilleur état  et de couleur plus claire . Il ne pouvait l'ouvrir. Il  alla  demander une pince .Il attendit : Constant était  à la cave. Dans le café les ouvriers s 'exclamaient :
- La grève est générale à présent ! Tous les puits sont bloqués. Il faut tenir .On a besoin de fonds.
-La police parle d'anarchistes qui se seraient mêlés aux grévistes afin de  faire sauter les mines ?
-Ça les arrange de dire ça !  Comme cela ils peuvent  nous fouiller  et  mettre leur nez partout ! 
-La presse se fait aussi l'écho  et le soutien des compagnies minières et du gouvernement !  

-Tous ces bourgeois , veulent que l'on arrête la grève et  sont près à tout ,même à nous faire peur !
Constant  réapparut et donna à Pierre la  pince demandée  .Ce dernier, remonta  dans sa chambre et fit sauter la serrure .Il tomba nez- à- nez sur des liasses de billets  ! Comment cela avait-il pu se produire ? Le « voleur « avait échangé les mallettes à son insu » . Il pensa :  « ma mallette est aux mains des policiers .Je  leur apporterai  cette mallette  demain, et je récupérerai la mienne."
La fille de l'aubergiste  frappa à la porte  .Pierre referma la mallette et lui demanda d'entrer.


-Voulez vous ,vous joindre  à notre table ? Proposa t- elle  aimablement . Vous êtes seul n'est- ce -pas ?
-Merci mademoiselle ! Oui je veux bien !
-Amandine , appelez moi Amandine !
Pierre était sous son charme .Il passa un très joyeux  Noël entouré d'Amandine de sa famille et des ouvriers grévistes amis de Constant. Il découvrit ce monde chaleureux ,celui des « travailleurs » dont il ignorait tout : leur  détresse,  leur solidarité, leur dignité. Il  alla se coucher le coeur bien  léger .Le lendemain il passa la journée avec Amandine. Elle lui fit découvrir Saint- Etienne. Pierre en avait oublié la mallette.

 Il était amoureux .Les choses ne seraient plus comme avant. On dit que l'amour rend aveugle, mais il  venait de lui ouvrir les yeux !  A quoi bon rapporter la mallette pour la rendre à  ceux qui n'en avaient pas besoin  alors que tant de familles d'enfants des grévistes bravaient la faim ? Sa mallette  à lui ne contenaient rien que quelques cours de droit. Qui pourrait bien faire le rapprochement avec lui ?
 Personne ! Pierre avait pris une décision .Il avait revu l'enfant  près du  café d'Enjolras. De retour de promenade, il monta dans sa chambre, promettant de descendre pour le souper. Il redescendit sans être vu, sans chapeau ni  redingote, la mallette à la main. Il pénétra dans l'atelier prit deux sacs de charbon vides une masse, vida la  mallette de ses billets dans un sac et brisa la petite valise. Il mit les débris dans l'autre sac.

Il enfila  le pantalon, la chemise, la veste, la casquette  de l'ouvrier ,  se mit un  peu de poudre de charbon sur le visage  et s'engouffra  par la petite porte. Il  se débarrassa du premier sac en le jetant dans 


une benne. Peu après, il arriva devant le bistrot .L'enfant était là .Il ne reconnut pas Pierre qui l’interpella :


-Eh fillou  ! Voilà un billet pour toi si tu apportes ce sac  à Enjolras . Tu le lui donnes en mains propres. Quand tu reviendras  je te donnerai un autre billet ! Tu as bien compris :  en mains propres !
Le garçonnet entra dans le café, fonça sur  Enjolras, posa le sac devant lui et ressortit comme un éclair.


Pierre avait disparu . Mais il avait tenu parole : sous une pierre,  dans  un  journal : « l' insurgé » ,il avait glissé un autre billet .Le gamin s'en saisit tout heureux .
Pierre repartit le surlendemain avec la Galoche  avec sa valise pleine  d'espoir , d'amour  et de futur.


 

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